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Le Passage Suspendu de A. Jones
10 mai 2008

The Tale of Small White Stones


Clara050508


Les voiturettes électriques E-Z-GO conduites par d’élégants cuisiniers golfeurs en toque blanche remontaient allègrement les pentes gravillonnées des allées du parc arboré de la Maison de Santé du Cèdre.
Leurs pneus en caoutchouc chassaient des petits cailloux ronds crayeux émettant un son de coquilles d’œufs écrasés.
Les plats cuisinés, préservés sous film alimentaire, étaient amenés de cette façon de la cuisine centrale, située derrière l’accueil, aux offices des différents pavillons de soins où ils étaient maintenus au chaud pour être enfin distribués dans les chambres des malades par des aides soignantes énergiques et aimables.

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Ce dispositif ingénieux de déplacement électrique permettait aux personnels de l’intendance, plusieurs fois par jour, d’éviter de fastidieux va et vient pédestres en empêchant la confusion des mouvements.

La maison de santé se composait d’un pavillon d’accueil dit « Pavillon Emilie » en souvenir d’une belle marquise qui jadis vivait dans cette ancienne « folie » très Régence. Plusieurs autres pavillons disséminés autour du parc, aux noms évocateurs de fleurs, terminaient l’ensemble de cette composition presque florale.

Il s’agissait surtout de bien mémoriser le trajet lorsque, Marjolaine, la secrétaire immuable et intemporelle du Pavillon Emilie, vous indiquait comment rejoindre la chambre de la bellissime Comtesse Belluschi.

- En sortant du pavillon Emilie, Ici vous êtes à l’Accueil… Donc à droite puis à droite de nouveau, après les marches, vous contournez d’abord le bâtiment principal et vous suivez les indications sur les panneaux dans le parc en direction du pavillon « Les Jacinthes », à gauche de « La Cafétéria ». Faites bien attention en sortant d’ici, à la dernière marche en pierre qui est un peu branlante…

Certains erraient pendant de longs moments dans ce magnifique parc verdoyant à la recherche d’un regard bienveillant, en feignant benoîtement de s’intéresser aux anges qui peuplaient le ciel devenu soudain trop chargé d’innocence.

Un parcours initiatique pour les profanes qui, à défaut de comprendre l’intelligence d’un fléchage judicieux de communication, autorisait ainsi, dans la grâce de ce moment de dépit, à ébaucher quelques gestes absurdes devant des panneaux d’un parcours de santé récemment installé.

Dans cette confusion abstraite de signes, le panneau indicatif «Les Jacinthes » doublé en dessous du terme de « ECT » jouxtait non loin le panneau explicatif n° 6 « Asseyez vous en tailleur, la nuque bien droite et Respirez profondément »…

Les mots étant une peinture des choses, l’ensemble de leurs intentions communicantes réussissaient par s’harmoniser douloureusement en un message subliminal…Respiration, Electrochoc puis Odeur de fleur…

Il ne restait plus qu’à prier pour que nos amis, les visiteurs, ne se transforment en un conte macabre pour folies ordinaires.

Les pictogrammes venaient de gagner insidieusement une bataille contre la rigueur primitive, insaisissable et hilarante de l’inconscient.

Marjolaine oubliait, parfois par lassitude, d’indiquer l’essentiel qui était d’éviter la petite plaque ajourée du regard d’eau pluviale dissimulée par les mêmes cailloux ronds crayeux à l’angle du bâtiment.

Cet endroit précis où le regard se pose une dernière fois, interrogateur et dépité, avant que ne surgisse des tréfonds de l’enfer des plaques d’égouts, le doux et sinistre craquement de la malléole d’un courageux humanoïde.

Dans ces moments de pure pénibilité, Marjolaine souriait certainement avec un regard empreint d’une douceur extrême en entendant les hurlements d’indélicatesse d’une grille en fonte martyrisée. Ces lunettes s’embuaient légèrement aux premiers sons purs de la plainte puis ses mains chaudes et humides se dirigeaient maladroitement à l’entrejambe de son tailleur écossais pour une rencontre interdite…

Le Docteur Benjamin Zorn venait de descendre quatre à quatre les marches du somptueux escalier du pavillon pour atterrir subrepticement devant les yeux mi clos de notre secrétaire préférée…

- Qu’il est doux de vous voir sourire comme cela mon enfant…

Ses joues s’empourprèrent de rose pour mieux finir en un rouge carmin plus conforme à son émotion.

- Reprenez vous mon petit, nous avons une admission de plus d’ici à peine un quart d’heure. Je viens d’avoir en ligne un de mes amis, le professeur De Saint Gilles qui souhaite que je m’occupe personnellement de sa fille qui vient de faire une TS…
Faites nous préparer notre meilleure chambre, celle à 300 euros et n’oubliez pas de téléphoner au fleuriste de la gare pour qu’il nous livre un bouquet de glaïeuls blancs. J’adore les glaïeuls blancs et puis commandez en un autre pour ma femme.
Ne dépassez pas cinquante ou soixante euros. Cela suffira bien…

- Pour la Comtesse De Saint Gilles ou bien pour votre femme ?

Le Dr Zorn fit semblant de ne pas entendre. Il poussa cependant un rugissement digne d’un félin blessé en apercevant un attroupement d’infirmières près d’une malheureuse pensionnaire soudainement diminuée de taille.

Il se retourna vers sa secrétaire pour l’apostropher avec tact :

- Vous me faîtes chier grave avec ces plaques d’égouts. Cela fait deux personnes en moins d’une semaine qui portent plainte contre la maison de santé. Faites venir Jeannot immédiatement pour qu’il répare ça sur le champ. J’en ai ras les coucougnettes de voir déambuler mes patientes avec leurs putains de canne anglaise dans les allées de ce parc de chiotte. On va finir par avoir des problèmes avec ces cons de la Sécu. Pour peu qu’un de mes psychiatres tombent lui aussi dans le trou, j’ai plus qu’à fermer la tôle…Merde !

Ben savait parler aux femmes quand il daignait s’abandonner à plus d’humanité.
Ce grand escogriffe courtois et bienveillant au nom prédestiné ne poussait rarement de « gueulante » comme celle à laquelle nous venions d’assister, excepté lorsque sa femme venait lui demander trois francs six sous pour régler une facture de réparation d’une bague de famille chez le joaillier de la gare à côté du fleuriste.

Nous l’appelions Ben affectueusement entre nous. Plus précisément les malades ordinaires et le petit personnel soignant de la maison de santé.
Pour les malades extraordinaires, c’étaient déjà trop tard.

- Tu n’as pas vu Ben par hasard ?
- Si tout à l’heure près de la machine à café avec Clara…
- Si tu le revois, tu lui dis que je suis dans ma chambre aux « Coquelicots » jusqu’à 12 h 30 après je vais chez Roméo boire un déca…
- Hé, Anatole, si tu sors, tu peux me ramener du Forlax de la pharmacie. Il en manque à l’infirmerie.

Nous avions souvent recourt au système D qui se perpétuait de génération en génération de dépressifs chroniques et qui faisait sourire avec tendresse et compassion la jolie pharmacienne de la gare près de chez Roméo.

C’est vrai que les malades passaient leur temps à courir auprès de leur psy et réciproquement comme un fait exprès. Par évidence, il eût été préférable que les consultations s’effectuassent chez Roméo, un resto italien non loin de la maison de santé, dont le bar recevait les patients en addiction au déca allongé de sucrettes d’aspartam…

Clara ruminait de sombres pensées depuis qu’un toxico agressif l’avait traité de « - Vous, avec vos yeux de loutre… ». Je la consolais comme je pouvais en lui faisant remarquer avec douceur que ce malade dyslexique avait un défaut de prononciation et qu’il avait probablement voulu lui dire qu’elle avait des yeux de louve…

Ah ! Clara…La belle et énigmatique sublimissime Comtesse Clara Belluschi aux yeux d’or somptueux et magiques. Son titre venait d’une ancienne famille d’Italie du nord ouest en « Region Piemont » près du Val Grande. Je l’avais surnommé Comtesse Kissia, car, lorsque je la réveillais de ces nombreuses torpeurs dues au « shoot » des anxiolytiques, elle sursautait de sa chaise longue, le figaro Madame encore posée sur sa poitrine, en me demandant toujours d’un air affolé :

- Anatole, qu’est-ce qu’il y a ?

Ce murmure à peine audible fruitait dans sa bouche comme un liquide suave, sucré et sensuel …Kissia, kissia, kissia.

- Anatole, rends moi mon chausson s’il te plait…

J’en profitais à chaque fois pour lui dérober son escarpin doré que j’exposais comme un trophée sur la plus haute planche de la bibliothèque de ma chambre avant qu’une infirmière ne le lui rende en mon absence.

C’était cette subtile différence qui faisait d’elle une comtesse piémontaise et de moi un simple marin en goguette voleur d’escarpin. Entre un chausson doré et un escarpin de chez Prada.

Mon fétichisme était à ce prix. Et quelle beauté de la voir déambuler pieds nus, ses ongles faits à la perfection d’un vernis rose nacré sur les pavés de granit du sol de la cafétéria.

Mon plaisir esthétique fut de courte durée lorsque j’apprenais que Clara était tombée malencontreusement dans le disjointement sadique de la plaque du regard d’égout.

Elle était toujours aussi « classe », un pied chaussé en Converse de cuir noir et l’autre dans un plâtre vert olive de chez Antoine Béclère, son bras droit surmontant une canne anglaise métallisée rose fuchsia.

- Tu vois Anatole, les Anges sont bien innocents ces temps ci pour m’avoir oubliée.

Elle m’avait finalement confié ses deux escarpins comme un gage de bonne conduite et je lui faisais la promesse de les lui remettre dès son autorisation de poser le pied à terre.

Elle ne se départait jamais de son humour tendre et de son bon sens atavique bien qu’une force extérieure favorisait certaines répétitions catastrophiques en donnant une autre couleur aux évènements.

Clara savait qu’il existait une destinée contraire à la logique d’une dite « névrose de destinée » sur laquelle semblait l’amener le jeune psychiatre qui s’occupait d’elle.
Existait-il une sorte d’appétence pour que Clara recherche de tels évènements ?
Ou bien transformait-elle en expériences douloureuses des évènements qui auraient pu être vécus d’une toute autre façon ?

- Cher Docteur Gauer, il aurait simplement fallu disposer d’un pot de fleurs afin de dissimuler cette « saloperie d’enc…» de plaque d’égout, comme le dit si magistralement, dans son langage édulcoré, votre charmant Directeur…

- Chère Madame, je l’entends bien, mais cela fait quand même deux fois cette année que vous martyrisez votre cheville en vous tordant le pied sur une grille de plaque d’égout.

- Cher Docteur Gauer, je vous entends aussi très bien, mais il s’agit de l’autre cheville, et bien heureusement, pas de la même plaque d’égout ! Et puis cela s’est passé cet été, chez maman dans notre maison familiale, où d’ailleurs, il n’y a jamais eu de plaque d’égout mais juste un avaloir sur lequel, semble t-il, des gamins se seraient amusés à le dissimuler avec une toile de jute recouverte de…

A ce moment précis, Clara ressentit comme une caresse froide et irréelle le long de ses reins majestueusement cambrés. Son émotion contenue, elle sortit de la poche soyeuse de son manteau en zibeline cendrée un étui de rouge Dior n° 264 pour déposer une fine couche de crème rose hollywood. Ce rituel se terminait par un claquement léger et sec de ses lèvres pour parfaire son geste de maquillage et signifier la fin de l’entretien.

Monsieur Jean chargeait avec énervement la benne d’une des voiturettes électriques en pestant contre les deux années théoriques qu’il lui restait avant de se la couler douce au bord d’une Charente plus accueillante.

Jeannot était aussi blanc que sa combinaison, retirant la sueur qui perlait de son front une culpabilité qu’il ne pouvait partager. Il se fit le serment qu’une fois le déchargement des valises effectué, il règlerait son compte à cette garce de grille d’égout.
Les mallettes Vuitton valsaient en s’entrechoquant dans un bruit sourd d’écrasement cartonneux. Jeannot évacuait son stress en imaginant la possibilité qu’un des coins métalliques des plus fines viennent éventrer le ventre des plus grosses.

Dans sa hâte d’arriver avant le fleuriste de la gare, il prit trop rapidement le virage à l’angle du Pavillon Emilie, projetant ainsi une quantité suffisante de gravillons qui participèrent malencontreusement à la dissimulation complète de la grille en fonte du regard d’eau pluviale.

J’assistais impuissant à un phénomène antinomique d’une rare beauté où, les petits cailloux ronds crayeux, au lieu de mourir entre les espaces de la grille comme dans un tamis chinois pour tomber normalement par gravité dans un trou, restaient soudés miraculeusement pour ne plus former qu’un tapis uniformément laiteux et irréprochable.

L’enfer des petits cailloux et l’enfer des plaques d’égout venaient de s’associer pour façonner un piège encore plus diabolique.



Dans cette fin de nuit fraîche et lunaire, un groupe de chouettes hulottes prenaient place aux cimes de marronniers centenaires pour perpétuer une symphonie lugubre et angoissée.

Clara ne pouvait se douter qu’à cet instant, un petit cailloux rond crayeux en forme de cœur d’un diamètre de 0.315 inches allait prendre possession de son rein droit, l’obligeant à sourire de tout son être.

Elle donnait ainsi à son cher psychiatre, la possibilité d’exulter en établissant un cas avéré de compulsion de répétitivité, et de concert, elle offrait aux anges innocents, sa première crise de coliques néphrétiques dans l’envol joyeux d’une aube printanière qui commençait à peine à naitre.




PointBleu Billet par A. Jones



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